Le contractant qui manque à ses obligations contractuelles engage sa responsabilité délictuelle à l’égard des tiers victimes d’un dommage causé par ce manquement, mais dans les limites prévues au contrat.

1. – Si le manquement, par un contractant, à ses obligations contractuelles cause, a priori et avant tout, un dommage à son partenaire contractuel, il arrive qu’il en cause également un à des tiers au contrat. Que l’on songe, par exemple, au manquement du fabricant à son obligation de concevoir un produit dépourvu de vices : le bien vicié peut causer des dommages corporels ou matériels au cocontractant du fabricant, acheteur du produit, mais également à des tiers utilisateurs de celui-ci. De même, le constructeur d’un immeuble atteint de désordres peut causer des dommages à son co-contractant (maître de l’ouvrage), mais également à des tiers, tels que le voisin (dont la propriété peut être atteinte par les travaux mal exécutés) ou le locataire (lequel ne peut jouir paisiblement de l’immeuble atteint de vices qui le rendent inhabitable et/ou inexploitable).

2. – Dans ces hypothèses d’inexécution ou de mauvaise exécution d’un contrat, la jurisprudence ouvre au tiers victime, par définition non partie au contrat, une action, fondée sur la responsabilité délictuelle, contre le contractant fautif. Les conditions de cette action ont été considérablement – peut-être trop – assouplies par la Cour de cassation (I). Un arrêt récent, émanant de la Chambre commerciale, vient restaurer un équilibre entre les intérêts du débiteur de la réparation et ceux du tiers victime en permettant au premier d’invoquer, à l’encontre du second, les clauses exclusives ou limitatives de responsabilité figurant dans le contrat dont la violation lui est reprochée (II). Ce qui, naturellement, a une incidence tant à l’égard de l’assureur de responsabilité du contractant dont la responsabilité délictuelle est recherchée, qu’à l’égard de l’assureur de biens du tiers victime dont le recours subrogatoire se heurte désormais à de nouvelles limites.

I – Conditions de la responsabilité du contractant à l’égard des tiers

3. – Bien que, en vertu du principe de l’effet relatif (C. civ., art. 1199 ; art. 1165 anc.), le contrat ne puisse ni nuire ni profiter aux tiers, il est admis par une jurisprudence constante qu’une victime est en droit de réclamer réparation à un contractant, auteur de la faute à l’origine du dommage dont elle pâtit, alors même qu’elle est non partie au contrat dont l’inexécution ou la mauvaise exécution lui a été préjudiciable.

4. – Jurisprudence initiale. Cependant, s’agissant des conditions de la réparation, un régime distinct de celui qui gouverne le contractant victime fut, pendant longtemps, appliqué au tiers lésé. Alors que la réparation du dommage causé au cocontractant était subordonnée à la preuve de l’inexécution ou de la mauvaise exécution d’une obligation née du contrat le liant au responsable, la réparation du dommage causé au tiers – quand bien même ledit dommage résultait de l’inexécution d’une obligation contractuelle – exigeait, quant à elle, l’établissement d’une « faute délictuelle envisagée en elle-même indépendamment de tout point de vue contractuel » (Cass. 2e civ., 7 févr. 1962 : Bull. civ. II, n° 89 ; Cass. 1reciv., 9 oct. 1962 : Bull. civ. I, n° 405. – Cass. 1re civ., 7 nov. 1962 : Bull. civ. I, n° 465 ; JCP 1963, II, 12987, note P. Esmein. – Cass. 3e civ., 15 oct. 1970, n° 69-11.328 : Bull. civ. III, n° 515. –  Cass. 3e civ., 18 avr. 1972, n° 70-13.826 :Bull. civ. III, n° 233. – Cass. 1re civ., 23 mai 1978, n° 76-11.663 : Bull. civ. I, n° 201). En d’autres termes, le tiers victime d’un contractant était contraint, pour obtenir réparation, d’établir une faute délictuelle, au sens des articles 1240 ou 1241 du Code civil (art. 1382 et 1383 anc.), distincte de la faute contractuelle constituée par le manquement aux obligations nées du contrat.

5. – Divergences jurisprudentielles. La Chambre commerciale de la Cour de cassation resta fidèle à cette position, affirmant avec constance qu’un manquement contractuel ne suffisait pas, par lui-même, à justifier la responsabilité du débiteur vis-à-vis du tiers, celui-ci devant démontrer, en outre, « le manquement à une obligation générale de prudence ou de diligence » (Cass. com., 17 juin 1997, n° 95-14.535 : Bull. civ. IV, n° 187) ou au « devoir général de ne pas nuire à autrui » (Cass. com., 8 oct. 2002, n° 98-22858 : JCP 2003, I, p. 152, n° 3 à 7, obs. G. Viney. – Cass. com., 5 avr. 2005, n° 03-19370 : Bull. civ. IV, n° 81 ; D. 2005, Somm. p. 2836, obs. B. Fauvarque-Cosson ; RDC2005, p. 687, obs. D. Mazeaud ; Resp. civ. et assur. 2005, comm. n° 174, H. Groutel).

En revanche, au début des années 1990, la première Chambre civile infléchit sa jurisprudence et se montra favorable à l’admission de l’action du tiers, sur simple preuve d’un manquement contractuel du défendeur (Cass. 1re civ., 13 oct. 1992, n° 91-10.619 : Bull. civ. I, n° 250 ; Cass. 1re civ., 30 oct. 1995, n° 93-20.544 : Bull. civ. I, n° 383 ; Cass. 1reciv., 15 déc. 1998, n° 96-21.905 : Bull. civ. I, n° 368 ; RTD civ. 1999, p. 623, obs. J. Mestre), avant d’affirmer clairement que « les tiers à un contrat sont fondés à invoquer l’exécution défectueuse de celui-ci lorsqu’elle leur a causé un dommage, sans avoir à apporter d’autres preuves » (Cass 1re civ., 18 juill. 2000, n° 99-12.135 : Bull. civ. I, n° 221 ; JCP2000, II, 11415, note P. Sargos ; Contrats, conc., consom. 2000, comm. n° 275, obs. L. Leveneur ; RTD civ. 2001, p. 146, obs. P. Jourdain. – Cass 1re civ., 13 févr. 2001, n° 99-13.589 : Bull. civ. I, n° 35 ; D. 2001, Somm. p. 2234, obs. P. Delebecque ; JCP 2002, II, 10099, note C. Lisanti-Kalczynsky ; RTD civ. 2001, p. 367, obs. P. Jourdain. – Cass 1re civ., 18 mai 2004, n° 01-13.844 : Bull. civ. I, n° 141 ; RTD civ. 2004, p. 516, obs. P. Jourdain). Les deuxième et troisième Chambres civiles se rallièrent à la première (Cass. 2e civ., 4 oct. 1995, n° 93-11.287 : Bull. civ. II, n° 230. – Cass. 2e civ., 19 juin 1996, n° 94-12.777 : Bull. civ. II, n°161 ; Defrénois 1996, p. 1373, obs. P. Delebecque ; RTD civ. 1997, p. 144, obs. P. Jourdain. –  Cass. 3e  civ., 6 janv. 1999, n° 96-18.690 : Bull. civ. III, n° 3 ; D. 2000, Jur. p. 426, note C. Asfar).

            6. – Interventions de l’Assemblée plénière. Afin de mettre un terme à cette divergence de jurisprudence entre les Chambres civiles et la Chambre commerciale, l’Assemblée plénière fut saisie de la question le 6 octobre 2006. Dans l’espèce soumise à la Haute Cour, un immeuble à usage commercial avait été donné à bail ; le locataire avait ensuite confié la gérance de son fonds de commerce à une société. Celle-ci, ayant constaté un défaut d’entretien, assigna le bailleur pour obtenir la remise en état des lieux et le paiement d’une indemnité provisionnelle en réparation de son préjudice d’exploitation. Il était reproché aux juges d’appel d’avoir accueilli cette demande sans caractériser une faute délictuelle distincte du manquement à l’obligation d’entretien (caractérisant une faute contractuelle).

Le pourvoi du bailleur fut rejeté par l’Assemblée plénière, laquelle adopte la position des Chambres civiles en estimant que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » (Ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255 : D. 2006, p. 2825, note G. Viney ; D. 2007, p. 1827, obs. L. Rozès ; D. 2007, p. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain ; RDI 2006, p. 504, obs. P. Malinvaud). Il en résulte une identification pure et simple de la faute délictuelle susceptible d’engager la responsabilité du débiteur vis-à-vis des tiers au simple manquement contractuel.

Cette assouplissement des conditions d’engagement de la responsabilité (délictuelle) des contractants vis-à-vis des tiers fut confirmé par un nouvel arrêt de l’Assemblée plénière en date du 13 janvier 2020. En l’espèce deux sociétés, dénommées « Bois rouge » et « Sucrière », ayant pour objet la fabrication et la commercialisation de sucre de canne, avaient conclu une convention d’entraide, prévoyant qu’en cas d’impossibilité d’exploiter l’usine appartenant à l’une, l’autre mettrait son usine à sa disposition. Un incendie survenu dans les locaux d’une troisième société, la Compagnie Thermique, cocontractante de la société Bois rouge, entraina la cessation de la fourniture de la vapeur indispensable au fonctionnement de l’usine de Bois rouge. La société Sucrière, conformément à l’accord d’entraide, prit en charge le traitement des cannes à sucre de la société Bois rouge dont l’usine se trouvait à l’arrêt, ce qui lui causa des pertes d’exploitation. Celles-ci furent indemnisées par son propre assureur, lequel exerça ensuite un recours subrogatoire contre la Compagnie Thermique dont le manquement à l’obligation de fourniture de vapeur, obligation par elle contractée auprès de la société Bois Rouge, avait provoqué « par ricochet » les pertes d’exploitation de la société Sucrière assurée. L’assureur, par subrogation dans les droits de son assurée (la Société Sucrière), entendait se prévaloir du seul manquement contractuel de la Compagnie thermique, afin d’engager la responsabilité délictuelle de cette dernière et d’obtenir sa condamnation à la prise en charge des pertes d’exploitation subies par la société Sucrière, tiers au contrat inexécuté.

L’assureur obtint gain de cause, l’Assemblée plénière réaffirmant que « le tiers au contrat qui établit un lien de causalité entre un manquement contractuel et le dommage qu’il subit n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement » (Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963 : D. 2020, p. 416, note J.-S. Borghetti ; D. 2021. p. 46, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2020, p. 96, obs. H. Barbier ; RTD civ. 2020, p. 395, obs. P. Jourdain).

7. – Appréciation. Si la solution n’a, a priori, rien d’inéquitable, dans la mesure où il n’y a pas lieu de mettre l’auteur d’un manquement contractuel à l’abri de toute sanction au prétexte que la victime n’est pas sa cocontractante, elle fut néanmoins vivement critiquée par la doctrine en raison du régime choisi pour régir l’action octroyée au tiers (V. notamment, G. Viney, note sous Cass. ass. plén., 6 oct. 2006 : D. 2006, p. 2825 ; P. Jourdain, note sous Cass. ass. plén., 6 oct. 2006 : RTD civ. 2007, p. 123). En effet, l’application des règles gouvernant l’action en responsabilité délictuelle à l’action du tiers contre le contractant fautif aboutissait à déjouer les prévisions du contractant (défendeur au procès en responsabilité) et à alourdir considérablement le poids de la responsabilité encourue. En effet, le tiers qui exerce une action en responsabilité délictuelle ne peut, en principe, se voir opposer aucune clause restrictive ou élusive de responsabilité figurant dans le contrat auquel il est étranger (C. civ., art. 1199). De même, le principe de la réparation intégrale – d’ordre public – qui interdit, en matière délictuelle, que la victime puisse s’appauvrir ou s’enrichir à l’occasion du dommage dont elle pâtit – exclut qu’un contractant, coupable d’une inexécution de ses obligations conventionnelles, puisse se prévaloir, à l’égard des tiers, de la limitation légale des réparations au dommage « prévisible » qui gouverne la responsabilité contractuelle (C. civ., art. 1231-3 ; art. 1150 anc. : « Le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qui pouvaient être prévus lors de la conclusion du contrat, sauf lorsque l’inexécution est due à une faute lourde ou dolosive »). Dans le même ordre d’idée, et toujours au nom du principe de la réparation intégrale qui prévaut en matière délictuelle, les clauses d’évaluation forfaitaire des dommages intérêts, dites clauses pénales, figurant éventuellement dans le contrat, ne sont pas opposables au tiers lésé. Il en va pareillement des clauses attributives de compétence et de la clause compromissoire, lesquelles peuvent contraindre le cocontractant victime de l’inexécution – mais non le tiers lésé par celle-ci – à saisir tel ou tel tribunal en cas de litige ou à soumettre celui-ci à des arbitres. Signalons enfin, sans que notre énumération soit exhaustive, que l’action en responsabilité délictuelle peut être exercée sans être précédée de la mise en demeure préalable du défendeur (laquelle s’impose en matière contractuelle ; C. civ., art. 1344) et se trouve soumise aux délais de prescription de droit commun de 5 ou 10 ans, selon les cas (C. civ., art. 2224 et 2226), et échappe ainsi aux prescriptions plus courtes, fréquentes en matière contractuelle (ex : l’article L. 113-6 du Code de commerce soumet les actions contractuelles afférentes au contrat de transport au bref délai de prescription annal).

La jurisprudence de l’Assemblée plénière aboutissait à bouleverser l’équilibre contractuel en alourdissant considérablement le risque de responsabilité encouru par les parties ou par l’une d’entre elles, risque qu’elles avaient entendu circonscrire dans le temps ou dans son étendue et en contemplation duquel elles avaient contracté. Ainsi, l’insertion d’une clause élusive de responsabilité mettant l’un contractant à l’abri de l’engagement de sa responsabilité pouvait fort bien trouver sa contrepartie dans des conditions tarifaires fort avantageuses pour son partenaire. Dans ce contexte, déclarer la clause en question inopposable en cas d’action intentée par un tiers ne pouvait que bouleverser l’économie du contrat et briser l’équilibre voulu par les parties.

8. – Impact sur les assureurs. Cette jurisprudence a naturellement eu un impact sur les assureurs. A moins qu’il n’ait limité sa garantie au risque de responsabilité contractuelle encouru par son assuré, l’assureur du contractant assigné par le tiers victime a nécessairement « pâti » de l’engagement plus facile de la responsabilité de son assuré, la seule preuve d’un manquement contractuel suffisant à engager celle-ci et à ouvrir droit aux garanties d’assurance. Inversement l’assureur de biens du tiers victime, subrogé dans les droits de ce tiers (après indemnisation de celui-ci), voyait son action subrogatoire facilitée contre le contractant responsable des dommages subis par son assuré et pouvait espérer récupérer la totalité de l’indemnité versée, le contractant responsable ne pouvant opposer aucune limitation contractuelle de sa responsabilité.

Dans ce contexte, on saura gré à la Chambre commerciale de la Cour de cassation d’être venue rééquilibrer la balance des intérêts en présence, en permettant au contractant, dont la responsabilité délictuelle continue d’être aisément engagée, d’opposer les clauses restrictives de responsabilité figurant dans l’accord dont la violation lui est reprochée.

II – Limites de la responsabilité du contractant à l’égard des tiers

8. – Opposabilité des clauses contractuelles au tiers. Par un arrêt du 3 juillet 2024, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a confirmé le principe – favorable au tiers victime – selon lequel le manquement par un contractant à ses obligations contractuelles suffit à engager sa responsabilité civile délictuelle envers les tiers au contrat, dès lors que l’inexécution ou la mauvaise exécution de celui-ci leur a causé un préjudice. Mais elle a également – à rebours de la jurisprudence antérieure – estimé que le contractant, assigné par le tiers victime, est en droit d’opposer à ce dernier les clauses du contrat de nature à limiter ou exclure son droit à indemnisation (Cass. com., 3 juill. 2024, no 21-14947 : Gaz. Pal., 10 sept. 2024, p. 6, note D. Houtcieff, ; Gaz. Pal., 10 sept. 2024, p. 17, note C. Bizet ; Gaz. Pal., 17 sept. 2024, p. 1, note S. Gerry-Vernières ; RGDA sept. 2024, p. 12, note J. Kullmann ; Contrats. conc. consom., oct. 2024, comm. 144, L. Leveneur ; D. 2024, p. 1607, note D. Houtcieff).

Dans l’espèce soumise à la Chambre commerciale, une société italienne, fabricante de machines d’emballage, avait confié certaines d’entre elles à un transporteur en vue de leur exposition en France. La filiale française de la société mère italienne avait, pour sa part, confié à une entreprise – la société Clamageran – le déchargement et la manutention des machines à leur arrivée en France. Une machine ayant été endommagée lors des opérations de manutention, l’assureur (de biens) de la société mère indemnisa celle-ci, puis exerça un recours subrogatoire contre la société Clamageran, responsable des dommages, laquelle entendait opposer à l’assureur subrogé une clause limitative de sa responsabilité figurant dans le contrat la liant à la filiale française.

Pour accueillir le recours de l’assureur, la Chambre commerciale commence par rappeler – dans la droite ligne des arrêts de l’Assemblée plénière des 6 octobre 2006 et 13 janvier 2020, auxquels elle fait d’ailleurs expressément référence, que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage […] et que s’il établit un lien de causalité entre ce manquement contractuel et le dommage qu’il subit, il n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement ». Comme la société mère italienne – tiers au contrat de manutention – l’assureur subrogé dans ses droits était donc bien en droit d’exercer un recours contre l’entreprise de manutention – sur le fondement de la responsabilité délictuelle – en apportant la seule preuve du manquement par le défendeur à ses obligations contractuelles.

Cependant – et c’est en cela que l’arrêt est novateur – la Chambre commerciale estime que « pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ».

9. – Appréciation. La solution mérite approbation. Particulièrement en l’espèce où il aurait été choquant de permettre à la société mère (et à l’assureur subrogé dans ses droits) de contourner les clauses limitatives de responsabilité auxquelles sa filiale avait consenti (sans doute en contrepartie d’une réduction de prix acceptée par le partenaire contractuel), en exerçant opportunément une action en responsabilité délictuelle, plutôt que de laisser sa filiale agir sur le terrain de la responsabilité contractuelle, avec les limitations d’indemnisation qu’une telle action aurait impliquées. En permettant au contractant d’opposer au tiers les clauses élusives ou limitatives de responsabilité figurant dans le contrat dont la violation est invoquée, la Chambre commerciale prive de tout effet ce « tour de passe-passe » et prévient, comme l’a souligné un auteur, « une instrumentalisation délétère » de la jurisprudence adoptée par l’Assemblée plénière (C. Bizet, note sous Cass. com., 3 juill. 2024 : Gaz. Pal., 10 sept. 2024, p. 17).

            Il résulte de cet arrêt que le tiers victime d’un contractant ne saurait obtenir de ce dernier une indemnisation excédant celle que le cocontractant aurait pu obtenir s’il avait été lui-même victime de la violation de l’obligation contractuelle.

La solution opère un rééquilibrage salutaire, de nature à préserver les intérêts du contractant tenu à indemnisation, sans sacrifier ceux des tiers qui, comme par le passé, peuvent toujours invoquer le manquement contractuel à l’appui de leur action en responsabilité.

            10. – Impact sur les assureurs. La solution a également un impact sur les assureurs en présence. L’assureur de responsabilité du contractant, d’abord, pourra, à l’avenir, apprécier avec exactitude le risque qu’il accepte de prendre en charge, en fonction des limitations de responsabilité négociées par son assuré et dont il sait, désormais, qu’elles ne pourront être déjouées par un tiers victime exerçant une action en responsabilité délictuelle. L’allègement du risque pesant sur l’assureur de responsabilité du contractant a pour corollaire l’alourdissement du risque couvert par l’assureur de biens. Cet assureur verra en effet, à l’avenir, son recours subrogatoire limité, voire exclu si le contrat inexécuté ou mal exécuté comporte une clause de non-responsabilité. Bien qu’il y ait intérêt, afin de mesurer exactement le risque qu’il prend en charge (ce qui implique, entre autres, d’évaluer les chances de succès de potentiels recours subrogatoires), l’assureur de biens n’est certainement pas en mesure de connaître – par avance – les clauses restrictives de responsabilité qui pourront éventuellement faire échec ou restreindre son action en récupération de l’indemnité versée. Ces clauses figurent en effet dans des contrats auxquels son assuré n’est pas partie et dont il ne peut connaître la teneur. L’assureur de biens ne saurait pas davantage se prévaloir des dispositions de l’article L. 121-12, alinéa 2, du Code des assurances pour échapper à l’alourdissement – engendré par l’arrêt du 3 juillet 2024 – du risque assuré. Ce texte énonce que « l’assureur peut être déchargé, en tout ou en partie, de sa responsabilité envers l’assuré, quand la subrogation ne peut plus, par le fait de l’assuré, s’opérer en faveur de l’assureur ». Certes, en présence d’une clause élusive de responsabilité, l’assureur subrogé – qui se verra opposer la clause, bien que son assuré ne soit pas partie au contrat qui la contient – ne pourra plus exercer un quelconque recours subrogatoire. Mais le texte exige que cette mise en échec de la subrogation soit « le fait de l’assuré ». Or, par définition, l’assuré est tiers au contrat dont les clauses sont à l’origine de la perte de son recours par l’assureur, de sorte que ce dernier ne saurait imputer cette perte à un « fait de son assuré », afin d’être déchargé de son obligation d’indemnisation.

            S’il était besoin de le démontrer à nouveau, la modification, qu’elle soit d’origine jurisprudentielle ou légale, du régime gouvernant la responsabilité civile n’est jamais neutre pour les assureurs…

Maud Asselain

Un article signé, Maud Asselain, Maître de conférences en Droit privé, Directrice de l’Institut des Assurances de Bordeaux pour Alteas.

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